Atelier d’écriture scientifique et de méthodologie en sciences humaines et sociales, du 4 au 8 mars 2019, IRMC-Tunis
Manon Rousselle
Chargée de projets scientifique et de la valorisation de la recherche
Du 4 au 8 mars 2019 s’est déroulée une semaine de formation de
méthodologie et d’écriture scientifique en sciences humaines et sociales à l’hôtel Sidi Bou Saïd pour dix-huit étudiants libyens de l’Université de Tripoli et de l’Académie des hautes études de Tripoli en présence de cinq de leurs enseignants. Cet événement était
organisé par l’IRMC, avec le soutien du Programme régional « Dialogue politique Sud-Méditerranée » de la Fondation Konrad Adenauer (KAS) et du Service de coopération et d’action
culturelle (SCAC) de l’ambassade de France en Libye.
Durant cette semaine, sont intervenus, en langue arabe, Ramzi Ben
Amara chercheur associé à l’IRMC (Université de Sousse), Slim Ben
Youssef, doctorant en accueil à l’IRMC, Sawssen Fray-Belkadhi, bibliothécaire de l’IRMC, Khaled El-Jomni documentaliste de l’IRMC, Sihem Kchaou, de l’Université de la Manouba, Monia Lachheb, chercheure à l’IRMC, Khaoula Matri, chercheure associée à l’IRMC (Université de Sousse), Imed Melliti, chercheur associé à l’IRMC (Université de Tunis) ainsi que Betty Rouland, chercheure à l’IRMC.
La coordination scientifique a été assurée par Kmar Bendana, chercheure associée à l’IRMC (Université de la Manouba) et Oissila Saaidia, directrice de l’IRMC.
Cet atelier avait pour objectif d’apporter un soutien méthodologique aux étudiants en sciences sociales libyens et de stimuler la coopération scientifique entre les établissements d’enseignement supérieur libyens, l’IRMC et l’Université tunisienne. La sélection des participants a ainsi été réalisée en concertation entre l’Université de Tripoli, l’Académie des hautes études de Tripoli et l’IRMC. L’intention est de diffuser le savoir-faire de l’IRMC en se fondant sur l’expérience accumulée et les partenaires de l’IRMC. L’accès à ces formations par les jeunes femmes a été privilégié, d’où une sélection paritaire des étudiants.
Tisser des liens scientifiques avec la Libye, pour une ouverture internationale
Fruit de la coopération entre plusieurs acteurs, à la fois diplomatique et scientifique, ce workshop a été pensé et mené en trois langues. Ainsi, le programme a été élaboré en arabe, en français et en anglais. Pendant les journées de formation, la majorité de la formation s’est faite en langue arabe ; une session a été prévue en anglais (réalisation d’une fiche de lecture) ; les sessions bibliographiques intégraient des références en français, et les
enseignants tunisiens se sont appuyés sur des références et des terminologies francophones, tout en faisant un réel effort de traduction et d’adaptation pour apporter un maximum d’informations, de références et d’outils en arabe.
Dès les mots de bienvenue, les bases sont lancées. Oissila Saaidia, directrice de l’IRMC explique en arabe les objectifs du workshop, ainsi que Denis Sainte-Marie, conseiller de coopération et d’action culturel pour l’ambassade de France en Libye, qui intervient en anglais. Tous deux expriment le besoin de tisser des liens, dans une perspective de dialogue ouvert et de collaboration scientifique, entre la Libye, la France et la Tunisie. Canan Atilgan, directrice du
programme régional de la Fondation Konrad Adenauer, en présentant sa fondation, ses actions et ses programmes, a exprimé le souhait de s’ouvrir à la Libye, en particulier aux chercheurs et aux étudiants. L’insuffisance des informations et des échanges scientifiques avec la Libye, notamment en tant que terrain d’étude, se fait cruellement sentir.
Adeel Kindier, de l’Université de Tripoli, atteste de la volonté de la recherche libyenne d’entamer ces échanges et de créer des ponts entre les pays, notamment sur les questions de méthode. Il réitère le besoin de développer les rencontres méthodologiques et de mettre l’accent sur la démarche scientifique pour doter la recherche libyenne d’une qualité polyvalente et transversale. La proposition de l’IRMC a donc été une réponse à un besoin exprimé par les sphères scientifiques libyennes.
Un programme intense placé sous les thématiques SHS propres au Maghreb et à l’Afrique
Le programme des cinq jours prévoyait une formation en méthodologie et en écriture scientifique : établir une fiche de lecture, écrire un article scientifique, rédiger un compte rendu, se servir du logiciel Zotéro pour classer sa bibliographie, découper les étapes de la recherche en SHS, conduire une recherche de terrain, approcher un terrain, opter pour la méthode qualitative, comparer les méthodes qualitative et quantitative. Chaque session a mobilisé un intervenant différent pouvant présenter son terrain, partager ses objets de recherche et sa démarche. Kmar Bendana, assurant la coordination scientifique, assistait à chacune des sessions. Elle était également présente pour les étudiants, les enseignants, les intervenants et les questions organisationnelles. Elle procédait à des
« synthèses » méthodologiques, appréciées par les formateurs présents car ouvrant sur la comparaison entre les pratiques pédagogiques tunisiennes et libyennes et permettant aux étudiants de comprendre la portée de leurs choix et des sujets à choisir.
Les étudiants issus de différentes disciplines des SHS, dont une majorité en droit, se situaient à un niveau master. La plupart n’avait pas encore conduit de recherche. Il s’agissait de leur offrir un aperçu des techniques et des bases de la recherche en SHS, en leur donnant les outils et les clés de la démarche scientifique. Au-delà des outils,
l’ambition est que les étudiants acquièrent des réflexes de méthode et de critique en prêtant attention à leurs travaux respectifs. Dans cette perspective, chaque jour un exercice est proposé de la part d’un ou plusieurs intervenants, travail destiné à être lu et discuté pendant les sessions de restitution. On a observé, le soir venu, des groupes de travail à l’œuvre.
La première session ciblait la recherche documentaire, avec Sawssen Fray-Belkadhi et Khaled El-Jomni (IRMC). Ils ont expliqué, montré aux étudiants et installé sur les ordinateurs de ces derniers le logiciel Zotéro. La session est interactive et permet de mettre en avant le fonds arabe de la bibliothèque de l’IRMC, les revues tunisiennes en arabe mais également de promouvoir l’apprentissage de l’anglais et/ou du français, langues essentielles de la recherche en SHS. Tout au long de la semaine, les étudiants devaient réaliser leurs bibliographies et Khaled Jomni les a accompagnés étroitement jusqu’à la restitution. La réalisation de la fiche de lecture, assurée en langue anglaise par Betty Rouland, chercheure en géographie (IRMC), s’appuie sur un texte en arabe et un texte en anglais. La communication a été difficile, la plupart des étudiants ne comprenant pas les termes techniques anglais. Kmar Bendana (IRMC) a assuré la traduction en arabe afin que la logique soit bien transmise aux étudiants. Il s’agissait notamment d’attirer leur attention sur la différence entre article scientifique et rapport d’expertise. En exercice, une fiche de lecture, en anglais ou en arabe,
a été réalisée sur l’un des deux textes choisis par Betty Rouland.
Lors de la deuxième journée, est intervenue Khaoula Matri (IRMC) le matin sur les étapes de la recherche en sciences sociales, avec l’exemple de son propre sujet de recherche : « La virginité et le corps de la femme en Tunisie ». L’après-midi Sihem Kchaou (Université de la Manouba) a présenté les techniques de compte-rendu et de rédaction d’un article scientifique. Ces exercices sont très techniques et permettent d’aborder la question de la valorisation et de la diffusion des textes comme des savoirs. Le débat est revenu sur les liens et les différences entre article scientifique et rapport d’expertise. Savoir rédiger un compte-rendu sur des ouvrages et/ou des événements permet de diffuser et d’accéder au savoir à travers les réseaux des publications en distinguant les types éditoriaux. Sihem Kchaou étant directrice de revue scientifique, elle aborde également le cycle de la rédaction, sélection et publication des articles, ce qui amène à la présentation d’un ensemble de revues en arabe démontrant également l’importance des comptes-rendus et l’éclaircissement du point de vue scientifique (comparaison du compte-rendu d’un sociologue et celui d’un historien).
La posture épistémologique s’est imposée dès le premier jour. La question est revenue lors de l’intervention de Ramzi Ben Amara (IRMC) autour du terrain de recherche. De fait, sa présentation, très interactive et pensée comme un espace d’échange autour de l’approche d’un terrain, portait sur les mouvements Izala au
Nigeria. La présentation de son terrain et de son projet ont suscité des réactions immédiates quant à l’adaptation du chercheur, aux questions touchant à sa foi et à son intégrité, à son rôle d’observateur, aux questions de l’objectivité et de la subjectivité. Une certaine réserve quant au terrain et à la confrontation avec les conditions de l’enquête de la part des étudiants a été relevée. Les échanges avec Slim Ben Youssef (IRMC), sur l’approche d’un terrain, ont permis de faire passer de façon plus fluide le message méthodologique, son terrain (l’entreprise) étant beaucoup moins
« sensible ».
Le débat concernant les méthodes et leur utilisation s’est clairement exprimé lors de la présentation des méthodes qualitatives. Imed Melliti (IRMC) a choisi de faire une introduction aux différentes méthodes de Durkheim, Comte ou Weber et de travailler sur des
textes en arabe. Cette introduction aux fondamentaux sociologiques a soulevé une vive discussion autour des méthodes et des écoles. Cela a permis à l’intervenant de démontrer l’importance du qualitatif à des étudiants habitués à ne travailler qu’avec du quantitatif. Monia Lachheb (IRMC) a relancé le débat lors de son intervention sur la complémentarité méthodologique et l’utilisation des deux méthodes en sciences humaines et sociales. Expliquant les démarches autour de thématiques comme le voile ou le genre, elle a amené les étudiants à interroger les références qu’ils citaient et à
engager une réflexion scientifique.
Dynamique de groupe
Au fur et à mesure de la semaine, une véritable dynamique de groupe s’instaure et l’interactivité participants étudiants progresse. Certaines thématiques sont plus propices à la discussion, comme le développement des comptes-rendus et les possibilités d’échanges entre les revues et/ou les universités afin d’encourager les échanges d’ouvrages et de revues entre la Tunisie et la Libye, par exemple. Les
évocations des possibilités de coopération sont nombreuses, notamment à travers l’open access et la diffusion numérique, notion nouvelle pour nombre de Libyens.
La réactivité du questionnement dans chaque session existe, la voix des étudiants masculins s’exprimant davantage. Les enseignants libyens interviennent parfois pour recadrer les étudiants en ramenant le débat à des questions scientifiques ou afin de veiller à ce que les exercices soient bien faits. Un des enseignants a lancé la formation de groupes mixtes de travail, ce qui a impulsé une nouvelle dynamique.
Les réactions face aux thématiques abordées sont dans un premier temps mitigées. Toutefois, passés les premiers embarras, au fil des thématiques, les questions fusent, notamment sur l’islam, sur le genre, et les participants insistent sur la démarche scientifique qui permet d’aborder tous les sujets. La distinction est faite à chaque début d’intervention et est réitérée tout au long du workshop.
La dynamique de groupe s’est renforcée lors des visites au musée du
Bardo et à l’IRMC le jeudi 7 mars. L’exposition Before the 14th. Instant Tunisien. Archives de la Révolution, fruit d’un travail de plusieurs années d’un collectif d’historiens et d’une équipe de maquettistes, monteurs, ingénieurs son et infographistes, met en lumière les 29 jours de la révolution tunisienne de 2011 à travers des archives des réseaux sociaux, de la presse télévisée ou écrite. Le Musée du Bardo accueille une version de cette exposition : sa visite et sa mise en perspective avec la délégation libyenne, a été un moment fort. Le groupe a réagi collectivement à la découverte de ce travail collectif autour des traces de la révolution tunisienne.
La visite dans les locaux de l’IRMC a été l’occasion pour étudiants et enseignants libyens de découvrir un des lieux de la recherche intellectuelle tuniso-française. Un ouvrage sur la méthodologie en droit, en langue arabe, a été remis à la directrice de l’IRMC. Ce don de l’Université de Tripoli à la bibliothèque de l’IRMC sera suivi d’autres et permettra, nous l’appelons de nos vœux, de s’ouvrir à la production scientifique libyenne afin de mieux en appréhender ses référentiels méthodologiques.
Conclusion : restitution et perspectives
Alors que le programme était plutôt intense, les étudiants ont été en demande d’approfondissement durant toute la semaine. Il apparaît que ce type de formation est rare au sein des établissements libyens avec lesquels nous avons travaillé. La découverte du logiciel Zotero et du fonds arabe de la bibliothèque de l’IRMC ont été utiles. Des différences sont apparues lors de la présentation des méthodes qualitatives et quantitatives. Se définissant comme « l’école libyenne », les enseignants et étudiants ont expliqué qu’ils utilisaient principalement la méthode quantitative dans leurs recherches. Ainsi, la méthode qualitative a été une véritable découverte pour nombre d’entre eux.
Les concepts qui, habituellement, sont donnés en français, ont dû être trouvés en anglais et traduits en arabe. Les outils comme les Powerpoint ou le logiciel Zotero ont été entièrement revus et adaptés au workshop. Ce fut donc une semaine dense, tant pour les étudiants libyens que pour les intervenants et les coordinateurs.
Des débats quant à la distinction entre approche scientifique et approche morale, idéologique voire religieuse ont émergé. Les discussions ont souvent mené à des considérations épistémologiques, en passant par la comparaison et la déconstruction des conditions de l’observation et de l’enquête.
Article initialement publié dans La Lettre de l’IRMC n°24, bulletin trimestriel mai-septembre 2019, paru le 1er octobre 2019.